Genève ville créative

Le blog de Sami Kanaan

  • Interdire les réseaux sociaux pour les jeunes: une fausse bonne idée

    La question revient régulièrement dans le débat public : faut-il interdire les réseaux sociaux aux enfants et aux jeunes ? Face aux inquiétudes bien réelles et légitimes concernant la santé mentale, le cyberharcèlement ou l’influence des plateformes, certains plaident pour une solution radicale, y compris de plus en plus en Suisse : fermer l’accès. Certains pays l’ont déjà décidé, comme l’Australie pour les moins de 16 ans, ou envisagent de le faire, comme le Danemark ou la Malaisie. Cela semble rassurant, mais c’est précisément le piège: confondre une réponse simple avec une réponse efficace, et cela dévie l’attention des vrais enjeux: assumer de réguler les plateformes, et notamment leurs algorithmes, et assurer une véritable éducation à l’usage du numérique en général, ce qui inclut les réseaux sociaux.


    La Commission fédérale pour l’enfance et la jeunesse (CFEJ), que j’ai l’honneur et le plaisir de présider depuis 2016, a publié le 20 novembre 2025 une prise de position sur le sujet. Autant les constats sont convergents avec ceux des partisans de l’interdiction, à savoir que les réseaux sociaux peuvent constituer une source majeure de risques et d’abus, autant la conclusion est différente: interdire l’accès et l’usage aux jeunes de manière générale et indifférenciée serait une mauvaise réponse, voire une réponse contre-productive. De plus, une interdiction générale serait contraire aux droits de l’enfant, qui s’appliquent aussi dans l’espace numérique.

    La CFEJ rappelle d’abord ce qui peut paraître évident mais qui est parfois sous-estimé : Les réseaux sociaux sont avant tout un outil, et donc à la fois un risque et une ressource. Contrairement à ce que l’on lit souvent parfois, la recherche scientifique à ce sujet n’est ni univoque ni déterministe : les effets peuvent être positifs ou négatifs, selon les usages, les plateformes et les personnes.
    Ces plateformes présentent des risques, certes, mais elles permettent aussi de maintenir des liens sociaux, développer l’estime de soi ou trouver du soutien, en particulier pour les jeunes vulnérables ou isolés. Surtout, priver les jeunes d’accès empêcherait aussi des apprentissages essentiels. Les réseaux sociaux sont aujourd’hui des espaces d’expression, de socialisation, de débat et même d’engagement démocratique. Les exclure revient à priver les enfants de lieux pour développer des compétences numériques, mais aussi sociales et citoyennes. Les enfants ont droit à l’information, à l’expression et à la participation — également en ligne ! Une interdiction générale des médias sociaux est contraire aux droits de l’enfant, qui s’appliquent aussi dans l’espace numérique, et n’est pas justifiée par des preuves scientifiques. En effet, l’articulation entre santé mentale et usage des réseaux sociaux est souvent mal comprise, dans la mesure où les études (références à découvrir dans la prise de position de la CFEJ) montrent que le lien de cause à effet n’est pas forcément celui qu’on pense ; un usage abusif ou inapproprié des réseaux sociaux représente en soi un symptôme possible de problèmes liés à la santé mentale et pas forcément la cause première de ces problèmes.

    La CFEJ propose donc une approche différente :
    1) D’abord, renoncer aux interdictions générales, qui sont inefficaces et contre-productives. Elles ne tiennent pas compte des besoins des enfants, limitent leur capacité de développement et ne protègent pas vraiment celles et ceux qui en auraient le plus besoin.
    2) Ensuite, miser sur la co-construction de règles adaptées aux âges, aux contextes et aux situations concrètes. Pas des interdits uniformes, mais des règles négociées, évolutives et comprises par toutes et tous. Les enfants doivent pouvoir être associés à ces règles et apprendre à se responsabiliser. Ce n’est pas plus facile, mais c’est plus durable.
    3) Enfin, agir là où le levier de protection est réellement efficace : les plateformes elles-mêmes. L’utilisation des médias sociaux est fortement influencée par les algorithmes et il devient impératif de les réguler, pas seulement pour la protection des enfants et des jeunes, mais pour la société en général.

    Une étude définit la typologie des principaux risques numériques pour les enfants en quatre catégories principales selon la logique des « 4 C »: contenus nuisibles (Content), contacts à risque (Contact), comportements problématiques (Conduct) et risques commerciaux et liés aux données (Contract). Plus largement, la logique commerciale des plateformes vise à maximiser la durée d’utilisation et à retenir l’attention des utilisateurs et utilisatrices, ce qui concerne aussi les adultes. A cela s’ajoutent les risques d’orientation inappropriée des algorithmes, sur une base voulue, à des fins de manipulation psychologique, politique, commerciale. Il faut donc imposer des exigences de transparence aux exploitants et renforcer la réglementation en établissant des exigences légales strictes, notamment concernant les algorithmes. Les propositions ne manquent pas en la matière, par exemple celles émises par la Commission fédérale pour les médias (COFEM) dans son rapport consacré aux plateformes en 2025 ; il faut simplement le courage politique de les mettre en œuvre en résistant à la pression des puissants lobbies des géants du numérique. L’État peut et doit assumer sa responsabilité en matière de protection des droits de l’enfant (et de la société en général) au moyen d’une réglementation stricte et éviter que tout repose individuellement sur les épaules des individus, à savoir les enfants, les parents, les enseignant-e-s et les spécialistes.
    En fait l’interdiction d’accès est une sorte de fuite en avant et un aveu d’échec, en luttant plutôt contre les symptômes et les effets (réels ou supposés) que contre les causes, à savoir les plateformes elles-mêmes et leurs algorithmes, totalement opaques. Ce n’est pas parce que beaucoup d’adultes se sentent perdus face à ces réseaux sociaux (et on peut les comprendre!) qu’il faut punir les enfants.


    Plutôt que l’interdiction généralisée, la CFEJ recommande trois axes d’action prioritaires:
    • reconnaître et protéger les droits des enfants dans l’espace numérique, y compris le droit d’accès et de participation
    • élaborer et négocier des règles tenant compte des expériences concrète et de l’avis des enfants et des jeunes, ce qui peut aussi à titre spécifique prévoir des interdictions ciblées dans le temps ou l’espace
    • développer les compétences numériques et l’autonomie, de manière participative et adaptée à chaque âge, en associant pleinement non seulement les parents mais aussi toutes les autres personnes de référence concernées de près ou de loin par l’encadrement des enfants (y compris dans le domaine des activités extra-scolaires)
    • réglementer les plateformes et leurs modèles économiques, pour limiter les risques et mieux protéger tout le monde

    La conclusion de la CFEJ pourrait être appliquée à bien d’autres enjeux politiques actuels : la tentation de la solution simpliste est forte, mais ce n’est pas elle qui protège le mieux. Ce qu’il faut, ce n’est pas interdire le numérique aux enfants, mais leur ouvrir les portes d’un numérique plus sûr, plus inclusif et plus démocratique.

  • Patrimoine culturel en péril : Une exposition essentielle au MAH pour rappeler quelques fondamentaux de notre humanité !

    Du 5 octobre 2024 au 9 février 2025 se tient au Musée d’art et d’histoire à Genève l’exposition Patrimoine en péril, qui constitue un moment important pour le musée, pour notre ville mais, osons-le, aussi pour l’humanité dans son ensemble. Dans la convention de 1972 de l’Unesco, on lit en effet : « Le patrimoine est l’héritage du passé dont nous profitons aujourd’hui et que nous transmettons aux générations à venir. Nos patrimoines culturel et naturel sont deux sources irremplaçables de vie et d’inspiration. »

    Le patrimoine est indispensable à l’évolution même de nos sociétés. Le patrimoine est indispensable à la mémoire qui façonne nos identités collectives, nos ancrages dans la durée, notre compréhension du monde et des autres. Comme on peut le dire en interprétant librement un vieux proverbe africain : « Si tu veux savoir où tu vas, regarde d’où tu viens. »

    Et si son importance devait être mesurée à l’aune des destructions dont il est la cible depuis des millénaires, il est clair qu’il arriverait haut dans de ce qui importe aux êtres humains. Ainsi, la proposition du Musée d’art et d’histoire vise à mettre en lumière et en perspective notre devoir de préserver des œuvres qui font le patrimoine commun de l’humanité et donc, comme la face sombre de la même histoire de l’humanité, de rappeler à quel point le patrimoine culturel fait l’objet d’actes délibérés de destruction ou de pillage par des forces en conflit.

    Rôle des musées

    Les musées sont des lieux de mémoire et de transmission, des lieux qui protègent notre histoire et défendent des valeurs. Ils ont une responsabilité institutionnelle et scientifique en termes de valeurs à défendre et à promouvoir. Comme pour les Universités, la valeur ajoutée des musées est d’apporter du recul, de la profondeur, de la substance, et ainsi de contribuer au débat de manière construite et argumentée. Un musée, comme une université, ne peut pas simplement se réfugier derrière une pseudo-neutralité. Car celle-ci risque fort de devenir fausse et se muer en une forme de complicité, même inconsciente.

    Les musées sont aussi des refuges, des lieux de préservation, surtout dans le contexte de la législation suisse en vigueur, avec la Loi fédérale sur la protection des biens culturels (LPBC), qui définit notamment la notion de refuge, et la Loi fédérale sur le transfert des biens culturels (LTBC), qui traite notamment des questions de restitution. Le MAH contribue ainsi avec son rôle de refuge sécurisé à la sauvegarde du patrimoine en péril. Ce n’est pas la première fois dans notre histoire – le MAH avait accueilli des œuvres du Prado durant la guerre civile en Espagne – et ce ne sera malheureusement certainement pas la dernière… Qu’il s’agisse d’objets archéologiques de Tabo, au Soudan, d’œuvres de Syrie, de Lybie et bien sûr de Gaza, ces témoignages du passé, d’un vécu, d’une culture doivent y être en sécurité, à la disposition du public, des scientifiques et bien sûr des communautés dont ils sont issus. Ces objets doivent être les clés de l’ouverture à une réflexion, un dialogue et une compréhension de situations forcément complexes. Cette volonté de compréhension ne doit pas être synonyme d’acceptation et qui peut amener à une dénonciation lorsqu’elles sont intolérables au regard du droit.

    La place particulière de Genève et l’obligation de dénonciation des actes de guerre

    Cette mission particulière, on la retrouve bien sûr au centre des préoccupations de notre ville. Genève porte en elle la défense des droits humains – dont les droits culturels sont partie intégrante. Le Conseil administratif de la Ville de Genève considère donc que la défense du patrimoine culturel va de pair avec la défense des vies humaines.

    Notre responsabilité n’est donc pas seulement d’être un refuge, mais également de dénoncer celles et ceux – qui que ce soit ! – qui détruisent volontairement le patrimoine culturel dans le cadre d’actions de guerre. Les exemples sont malheureusement nombreux à la travers l’histoire humaine, et sans revenir à l’Antiquité ou au Moyen Âge, on peut citer rien qu’au 21ème siècle la destruction des statues de Bamiyan par les Talibans en Afghanistan en 2001 ou de mausolées et de manuscrits par des djihadistes au Mali en 2012, ou encore de la grande mosquée de Mossoul par l’Etat islamique en Irak en 2017. Actuellement, on doit citer surtout l’exemple de Gaza où, au-delà du drame humain incommensurable qui accable ce petit territoire à peine plus grand que le Canton de Genève, force est de constater que la destruction du patrimoine culturel fait partie des actions offensives délibérées menées sans scrupules par l’Armée israélienne, voulant effacer ses racines historiques. Il faut malheureusement rappeler ici la destruction en mai 2024, par l’Armée israélienne sans motif aucun, du Musée privé de M. Jawdat Khoudary, le collectionneur qui avait contribué à l’exposition au Musée Rath en 2007 avec des pièces exceptionnelles dont certaines sont ici. Le Conseil administratif de la Ville de Genève avait publié un Communiqué de presse condamnant fermement cette destruction et écrit au Département fédéral des affaires étrangères, qui a répondu partager notre préoccupation mais qui n’a rien entrepris de plus à notre connaissance, et à l’Ambassade d’Israël à Berne, qui n’a jamais daigné nous répondre. Depuis, le jardin de cette demeure est devenu un parking, comme le rapportait le Courrier du 5 janvier 2024.

    Il s’agit donc de prendre clairement parti. Le parti du droit international, ici matérialisé par l’engagement que la Suisse a pris en ratifiant, en 1962, la Convention de La Haye de 1954, qui a 70 ans aujourd’hui presque jour pour jour. Cette Convention a renforcé sa légitimité avec la résolution 2100 adoptée par le Conseil de sécurité des Nations Unies en 2013, résolution qui reconnaissait la protection du patrimoine culturel comme faisant partie intégrante des efforts de maintien de la paix, ainsi que la résolution 2347 adoptée par le Conseil de sécurité en 2017, qui condamne la destruction illégale du patrimoine culturel.

    La protection des biens culturels est dès lors une obligation non seulement morale et éthique, humaine et scientifique, mais aussi juridique, et la violation de ces principes devrait donc conduire à des sanctions contre les coupables. On peut rappeler ici que les djihadistes islamistes radicaux qui ont détruit les mausolées de Tombouctou au Mali en 2012 ont fait l’objet de condamnations formelles de la part de la Cour internationale de Justice de la Haye, et que l’Unesco a mené une opération de réhabilitation de ce qui pouvait être sauvé. Mais lorsque des manuscrits sont brûlés, par exemple, les pertes sont définitives. Il faut donc souhaiter avec conviction que les responsables de l’Armée israélienne qui ont commis ces crimes à Gaza soient traduits devant des tribunaux internationaux, jugés et condamnés sévèrement, comme on l’a fait au Mali.

    Conclusion

    Je l’écrivais en préambule, cette exposition a également une valeur considérable pour l’humanité. Cela peut sembler un peu pompeux mais il n’en est rien. Cette exposition dit – à la suite de la Convention de 1954 – qu’il est possible d’empêcher la destruction d’œuvres même s’il faut pour cela les extraire, pour un temps, de leurs terres d’origine. Que de montrer ces œuvres, les mettre dans un contexte permet de délivrer un message essentiel : ce que des humains s’engagent à détruire, d’autres seront toujours là pour faire l’impossible pour le préserver et le défendre. Qu’il n’est pas tolérable de détruire le patrimoine culturel, de détruire la mémoire d’une population, pour en effacer le passé et nier le droit d’existence au présent. En 1513, Machiavel écrivait dans Le Prince : « Les hommes oublient plus vite la perte de leur père que la perte de leur patrimoine. »

    Comme le déclarait Irina Bokova, directrice générale de l’UNESCO, lors de l’Assemblée générale du 24 mars 2017, «La destruction délibérée du patrimoine est un crime de guerre, elle est devenue une tactique de guerre pour mettre à mal les sociétés sur le long terme, dans une stratégie de nettoyage culturel. C’est la raison pour laquelle la défense du patrimoine culturel est bien plus qu’un enjeu culturel, c’est un impératif de sécurité, inséparable de la défense des vies humaines».

    Renoncer à cela serait renoncer à notre humanité.

  • Efficacité et inclusion doivent aller de pair dans le numérique !

    [texte paru dans le quotidien le Courrier du 11 septembre 2024]

    Depuis 2019[i], j’ai tenu à mettre en place une politique de transition numérique pour la Ville de Genève. Sortir du « smart city », des effets d’annonce et des gadgets technologiques me semblait en effet une nécessité, face à l’enjeu immense que représente la transition numérique pour une collectivité publique et pour la population en général.

    Nous avons donc mis en place une politique publique basée sur 4 piliers forts[ii]. La responsabilité (durabilité environnementale tout autant qu’éthique des données, par exemple), l’innovation technologique tout comme la créativité artistique (avec les premiers soutiens suisses exclusivement dédiés aux arts numériques), l’inclusion (lutte contre la fracture numérique mais aussi le développement d’une compréhension des risques et enjeux du domaine) et enfin la transformation de l’administration elle-même.

    J’entends aujourd’hui une crainte de voir les services publics entièrement « numérisés », sans un accès humain, via un guichet physique ou au téléphone, par exemple. Celle-ci n’a en tous cas pas lieu d’être pour la majorité politique actuelle en Ville de Genève, bien consciente que le mirage du grand remplacement par le tout-numérique n’est ni souhaitable, ni un moyen d’économiser des ressources en lui-même. La Constitution genevoise garantit d’ailleurs – à la suite d’une votation populaire – un droit à l’intégrité numérique… pour l’instant pas encore concrétisé par une base légale.

    Mais sur le fond, je tenais aussi à rappeler qu’il ne faut pas opposer l’amélioration de l’efficacité de l’administration (en utilisant les outils numériques pour moderniser les processus courants, ou pour absorber un surcroît de travail due à l’augmentation des besoins, ou encore pour faciliter l’accès à certaines prestations, par exemple) et celle des services à la population. Les deux vont de pair.

    Lorsque les employées et employés de la Ville de Genève peuvent travailler plus efficacement avec les bons outils et des processus administratifs simplifiés, elles et ils seront plus à même de délivrer des prestations publiques de qualité. Il nous faut donc travailler à cette amélioration tout en veillant à maintenir une véritable culture du service au public, en présentiel, dans les lieux de l’action municipale, qu’ils soient sociaux, sportifs ou culturels, par exemple. Le numérique s’ancrera ainsi dans un développement avant tout humain, proche des habitant.e.s et soucieux de la facilité d’accès pour chacune et chacun.


    [i] https://www.geneve.ch/actualites/charte-valeurs-numerique-villes-genevoises

    [ii] https://www.geneve.ch/autorites-administration/administration-municipale/departement-culture-transition-numerique/politique-numerique

  • Médias : sauver la pluralité et la diversité en brisant le tabou de l’investissement public

    La Suisse est un pays d’obédience libérale. Avec ses bons et ses moins bons côtés. Notamment lorsque ce libéralisme devient un dogme pour justifier la non-intervention de l’Etat sur des enjeux d’intérêt public, alors que l’argent privé a le champ entièrement libre pour dicter la vérité, combattre le service public et pratiquer un capitalisme de prédateurs : 670 millions de dividendes aux actionnaires en 15 ans, tout en détruisant des emplois et des titres plus que centenaires ?

    La semaine passée, TX Group, la maison-mère des titres Tamedia (notamment la Tribune de Genève, 24 Heures et le Matin Dimanche) et 20 Minuten, a annoncé des coupes massives dans les effectifs des médias, en particulier romands, avec près de 300 suppressions d’emplois. Annonçant sans aucune honte, avoir dans le passé coupé au petit bonheur la chance (« sans stratégie », dixit Simon Baertschi, directeur éditorial de Tamedia dans la Tribune de Genève « print » du 28 août), mais s’être maintenant doté d’une stratégie… Chacun.e mesurera la grande qualité des « top managers » à la tête de Tamedia.

    Pourtant, ces titres sont encore bel et bien bénéficiaires, et ce point est absolument capital, pour démentir les rumeurs savamment distillées de titres qui seraient déficitaires. Ceci est d’autant plus essentiel à marteler, que ces bénéfices sont obtenus malgré les « frais de gestion » que chaque titre doit payer au groupe, selon des taux parfois aberrants, pour des prestations dites communes, et ceci dans la plus grande opacité. En fait, TX Group veut des bénéfices avant impôts et amortissements (EBITDA) de 15% et ces titres ne produisent « que » 2 à 3% environ de bénéfices.

    Alors que Christophe Blocher a bien compris l’intérêt d’investir dans une presse de proximité en rachetant un certain nombre de titres, TX Group a enfin une stratégie, mais inverse : tout miser sur un quotidien pour l’ensemble de la Romandie, mais sans rien y investir pour les autres (et exploiter les dividendes jusqu’à épuisement au bénéfice des actionnaires membres de la famille propriétaire). Parmi ces titres qui seront victimes de cette stratégie, la Tribune de Genève, un quotidien dont l’histoire est riche de 145 années dont seulement une petite quinzaine sous la houlette de TAmedia, qui ne l’aura finalement acquise à Edipresse que pour empocher les bénéfices et la laisser décliner.

    Pourtant, il faut le répéter sans cesse, les médias sont indispensables à la bonne santé de notre démocratie. Pour faire vivre le débat public, nous devons pouvoir compter sur une pluralité de médias professionnels, qui traitent l’information selon les règles de la « Déclaration des devoirs et droits du/de la journaliste »[i], la vérifient, la contextualisent et nous la transmettent ainsi en nous permettant de fonder une opinion éclairée, avec un choix de titres qui permettent une saine concurrence et la pluralité susmentionnée. Je suis d’autant plus à l’aise pour le dire qu’en tant qu’élu je peux certainement être parfois agacé par certains articles. C’est la règle du jeu. Et c’est en particulier le cas avec la Tribune de Genève qui prend un malin plaisir à attaquer le service public un peu trop souvent à mon goût. Mais en aucun cas ce n’est une raison pour tolérer sans rien dire que ce titre porteur d’une longue histoire et vital pour la vie démocratique à Genève soit liquidé en bonne et due forme, comme le fait le TX Group. Et il faut bien aussi constater que les dirigeant-e-s de TX Group affichent une profonde méconnaissance des réalités romandes pour croire une seconde que 24 Heures saura séduire un public valaisan, jurassien ou fribourgeois ! Sans parler du public genevois.

    Mais au-delà : les médias nous permettent de comprendre le monde, ils sont un intermédiaire qui pourra nous révéler des éléments cachés et de saisir ainsi des réalités qui nous échapperaient autrement. Tenez, un exemple ? Relisez l’excellente enquête journaliste menée par le média en ligne Heidi.news concernant Tamedia, la bien nommée exploration « Tamedia Papers »[ii].

    Face à cela, que peuvent les pouvoirs publics ? Certainement beaucoup. A condition de le vouloir et de ne pas se brider tout seul. A notre modeste niveau municipal, nous testons différentes formes de petits soutiens. Ceux-ci n’ont pas pour prétention de résoudre le problème, mais d’apporter un coup de pouce à la valeur ajoutée du journalisme. Ceci se matérialise par exemple avec les bourses de soutien aux médias lancées en 2021, qui visent à appuyer les initiatives qui participent justement au débat public et à la pédagogie sur le rôle des médias, ou encore la gratuité accordée aux journaux imprimés pour leurs caissettes dans l’espace public ; mais également par exemple via le soutien direct à JournaFonds[iii], ancien « Pacte de l’enquête », structure cise des deux côtés de la Sarine et qui va soutenir le travail d’enquête de journalistes indépendant.es, sur la base d’appels à projet ; des enquêtes – une liste impressionnante (plus de 60 à ce jour) – achetées ensuite et donc publiées dans une large diversité de médias suisses. JournaFonds apporte ainsi un très précieux soutien indirect aux médias dans un travail d’enquête qui réclame des investissements importants. Un projet dont on peut espérer une diversification de soutiens modestes mais par d’autres villes, cantons et la Confédération, tissant un maillage solide en faveur du travail d’enquête journalistique, sans qu’aucun ne puisse en influencer le résultat.

    Aujourd’hui, il est néanmoins nécessaire d’aller plus loin. Nous devons envisager un soutien structurel aux médias. Une difficulté : il ne sera évidemment pas possible de financer des titres pour que ces soutiens atterrissent directement dans la poche d’actionnaires. Comme évoqué, on pourrait envisager déjà d’augmenter massivement le nombre de soutiens aux enquêtes comme celles de JournaFonds. La commission ad hoc du Conseil des Etats propose également d’apporter une mise de fonds à notre agence de presse nationale, de pouvoir soutenir les médias électroniques et la formation (y.c continue) des journalistes. Devrait-on également aller dans le sens de couvrir le déficit des médias afin de soutenir l’investissement dans ceux-ci ? Pour cela, il faut sortir du dogme ultra-libéral, qui veut que le public ne doive pas soutenir les médias au nom de leur liberté. Une liberté qui n’est curieusement jamais questionnée quand les propriétaires des titres sont des investisseurs privés ou quand des journalistes avouent en off ne pas trop oser traiter certains sujets économiques par peur de perdre certains annonceurs puissants. Je relève ainsi qu’au Grand Conseil genevois, la semaine passée, quasiment tous les membres de gauche à droite (à la différence du PLR mercredi soir au Conseil municipal…) ont insisté sur la nécessité de souvenir la presse et notamment la Tribune de Genève, sur la base d’un texte déposé par le groupe socialiste. Mais où sont les PLR, le Centre et l’UDC lorsqu’il s’agit de voter concrètement des mesures à Berne ? Où sont les Cantons pour prendre en mains sérieusement ce dossier ?

    Sur proposition de la Conseillère municipale Joëlle Bertossa, le parlement de la Ville a confirmé sa volonté de soutenir les médias, à la mesure de ce que peut faire une commune. Ma collègue Christina Kitsos, Maire de Genève, a d’ores et déjà annoncé sa volonté de créer un groupe de travail à l’échelle régionale, potentiellement avec Lausanne et le Canton de Vaud, de manière à œuvrer par un front commun, pour tenter de sauver la presse de notre région.

    Un dernier point sur lequel il faut être clairs : il est absolument indispensable de garantir une saine distance et une transparence entre les directions de titres et les collectivités publiques (qui n’existent actuellement pas forcément non plus dans le privé), mais cela ne doit pas nous empêcher d’investir dans le bien précieux pour notre démocratie que sont nos médias. Qu’ils soient privés ou publics, d’ailleurs, et nous aurons certainement l’occasion de reparler des attaques contre la SSR, qui viennent précisément de ceux qui coupent dans leur investissement médiatique, regroupés dans le fameux lobby très réactionnaire de « Aktion für Medienfreiheit », longtemps présidé par la politicienne UDC zurichoise Nathalie Rickli et aujourd’hui par le Conseiller national UDC bernois Manfred Bühler.

    Notre pays, qui est fier à juste titre de sa pratique de la démocratie directe, dans un contexte plurilingue et multiculturel, mérite mieux qu’une monoculture médiatique !

    _________________

    [i] https://www.impressum.ch/fileadmin/user_upload/Dateien/Merkblaetter_Statuten_etc/Devoirs_droits.pdf

    [ii] https://www.heidi.news/explorations/tamedia-papers

    [iii] https://www.journafonds.ch/

    Gravure: Guiguet, Pégard
https://www.flickr.com/photos/zigazou76/5606911155
  • Célébrer le vélo, révolution du 19ème comme du 21ème siècle

    Moyen idéal de locomotion urbaine au quotidien, le vélo a été une révolution pour les ouvrières et ouvriers du 19ème et surtout de la première moitié du 20ème siècle, leur offrant la possibilité de se déplacer sur des distances jusque-là inconnues et avec une facilité déconcertante, comme l’explique très bien Frédéric Héran dans son livre « Le retour de la bicyclette ». La Ville vient précisément de vernir une nouvelle exposition qui revient sur cette histoire révolutionnaire qu’est l’invention du vélo, grâce à une belle collaboration entre le Muséum d’histoire naturelle et le Musée d’art et d’histoire, avec également la Bibliothèque de Genève, à découvrir au Rath jusqu’au 13 octobre.

    Si le vélo est un sujet historique, une invention révolutionnaire qui aura totalement modifié le quotidien de millions de gens, c’est également un sujet pleinement d’actualité. C’est un sujet très vaste qui a passionné – et passionne encore bien sûr – les scientifiques, les historiens et les historiennes, les inventeurs et les inventeuses, les sociologues, les psychologues, les urbanistes, les designers, les philosophes ou encore les médecins. Car le vélo est bien plus qu’une machine. C’est un symbole. L’exemple parfait de l’extraordinaire capacité d’innovation humaine, avec un objet d’une simplicité apparente mais d’une efficacité énergétique sans pareil.

    Einstein aurait (peut-être) dit que « La vie, c’est comme une bicyclette, il faut avancer pour ne pas perdre l’équilibre ». Car le vélo, c’est aussi cet apprentissage de l’équilibre en mouvement, qui n’existait pas avant lui, et qui est tellement fort symboliquement, sur notre capacité à aller de l’avant face aux déséquilibres du monde. Notre capacité à évoluer, à changer, pour conserver notre équilibre.

    Mais le vélo est aussi devenu un objet de collection. Et donc un objet d’étude pour les musées. Le MAH conserve quelques magnifiques exemplaires de ces vélos pionniers du 19ème siècle. Telle la draisienne, inventée en 1817 sous le nom de « laufmaschine » par le baron Karl Von Drais pour pallier l’absence de chevaux durant une terrible année sans été à cause d’une éruption volcanique (le même été qui verra la rédaction du Frankenstein de Mary Shelley sur les hauteurs colognotes du Léman). Mais aussi des grands bis dont la roue avant s’est sans cesse agrandie, dans une recherche périlleuse de vitesse, jusqu’à ce que l’invention de la transmission par chaîne ou courroie, en 1869 par Charles Desnos.

    Ainsi le vélo, ou plutôt les vélos dans leur diversité, font partie des collections patrimoniales de la Ville. Cela faisait sens d’en faire une exposition. Mais pour cela, il fallait encore faire dialoguer les compétences et les connaissances de personnes attachées à l’une ou l’autre de nos institutions, ou d’ailleurs ! J’aimerais donc saluer la volonté de Muséum Genève et du Musée d’art et d’histoire de s’associer pour nous permettre de plonger dans l’univers des vélos, tricycles, bicyclettes, triporteurs et j’en passe. Et d’avoir su non seulement travailler ensemble, mais de nouer des partenariats aussi divers et fructueux qu’avec la Bibliothèque de Genève et son Centre d’iconographie, ou encore l’association Pro-Vélo.

    C’est dans de telles occasions que l’on constate la pertinence et l’importance de notre place muséale. Et c’est ainsi que nous pouvons faire des propositions pertinentes à l’ensemble de la population, offrir aux Genevoises et aux Genevois la possibilité de découvrir notre patrimoine commun et sa raison d’être. Parce que les collections nous parlent de notre histoire, de notre curiosité, de notre inventivité, de ce qui nous lie aussi bien que ce qui relie notre passé à notre présent. Et nous ramène donc aux enjeux de notre temps, en l’occurrence, les défis climatiques, environnementaux, ou simplement de mobilité.

    Aujourd’hui, face à ces défis qui doivent être urgemment relevés, qu’on le veuille ou non, il nous faut remettre le vélo au centre de la cité. Les rues ne peuvent pas être agrandies. C’est une réalité technique, pas un choix politique. Nous devons donc retrouver la sagesse de nos (arrière) grands-parents et retrouver des formes de sobriété efficace, dont le vélo est une des plus belles émanations.

    En 2008, Christine Lagarde, alors ministre française de l’économie, a manqué de peu le Prix de l’humour politique avec sa déclaration : « Pour faire face à la hausse du prix du pétrole, je conseille aux Français de faire du vélo. » Les temps ont changé : aujourd’hui, cette phrase ne peut plus être envisagée comme un trait d’humour. C’est bien plutôt un conseil sensé. Et pas seulement en raison d’une hausse de prix !

    Nous devons donc redonner au vélo une vraie place dans l’espace public. Cependant, pour que cette nécessité soit perçue et admise, il est bon de montrer à quel point cet objet n‘est pas une lubie d’écolo, une nuisance dans les parcs ou un outil de rééducation après accident.

    Sans être politique, l’exposition Vélos : équilibres en mouvement y participe. Elle permet de retracer avec la rigueur scientifique propre aux musées, l’évolution de cette invention, de découvrir ses multiples utilisations et ce qu’elle a représenté pour les différentes classes sociales tout au long des siècles.

    J’aimerais donc vous inviter chaleureusement à aller la découvrir et souhaite ici remercier les équipes de Muséum Genève et du Musée d’art et d’histoire pour cette belle collaboration.

    Et je vous invite bien sûr tous et toutes à pédaler, mais plus encore à faire attention à la sécurité des piétons comme de la vôtre !

    Le pont du Mt-Blanc, en 1948 – photo d’Alfred (dit Freddy) Bertrand, propriété de la Ville de Genève/Centre d’iconographie de la BGE: https://www.bge-geneve.ch/iconographie/oeuvre/fb-p-480-07

Sami Kanaan est ancien Maire de Genève et a siégé 14 ans comme Conseiller administratif (membre de l’Exécutif de la Ville de Genève) en charge du Département de la culture et du sport, puis de la culture et de la transition numérique; il préside la Commission fédérale pour l’enfance et la jeunesse.
Auparavant il a siégé comme Conseiller municipal puis comme député au Grand Conseil; il a présidé l’ATE Genève et le Groupe sida Genève, et a fait partie des Conseils d’administration de la BCGE puis des TPG.

suite…

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